Autour du métier et de la vocation de savant

Autour du métier et de la vocation de savant


Les grands instituts de science sont devenus des entreprises du capitalisme d'Etat. Certes cela amène des avantages techniques mais il y a maintenant une grande différence entre le chef de cette grande entreprise et le vieux style du professeur titulaire, et l'on voit apparaître comme partout ailleurs où s'implante une entreprise capitaliste, son phénomène spécifique qui aboutit à « couper le travailleur des moyens de production ». Grâce à la rationalisation, la science est parvenue à un stade de spécialisation jamais atteint auparavant. Mais cette rationalisation ne signifie pas que nous avons une connaissance générale croissante des conditions dans les quelles nous vivons. Elle consiste à « désenchanter le monde » du fait que nous croyons qu'à chaque instant nous pouvons, si nous le voulons, nous prouver qu'il n'existe pas de puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie : nous sommes persuader que « nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision ». A la différence du monde enchanté du sauvage qui croit en l'existence de puissances qu'il peut maîtriser par des moyens magiques, la rationalisation est le recours systématique à la technique et à la prévision.

L'homme civilisé placé dans une civilisation qui s'enrichit continuellement de savoirs peut se sentir « las » de la vie car il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. Jadis les hommes pouvaient se dire satisfaits de leur vie parce qu'ils étaient installés dans un cycle organique, à leur mort, elle leur avait apporté tout le sens qu'elle pouvait leur offrir. Aujourd'hui Tolstoï nous dit que la mort n'a pas de sens pour l'homme civilisé. Plongée dans le progrès infini, sa vie ne semble plus avoir de fin. C'est pourquoi la vie et la mort à ses yeux sont des événements privés de signification. La jeunesse perçoit alors les constructions intellectuelles de la science comme un royaume d'abstractions artificielles s'efforçant de recueillir la sève de la vie réelle, mais sans jamais réussir.
Pour Tolstoï, la science n'a pas de sens car elle ne nous donne pas de réponse pour savoir comment vivre. En effet, on ne peut pas prouver que le monde dont elles font la description mérite d'exister, qu'il a un « sens » ou qu'il n'est pas absurde d'y vivre. Toutes les sciences de la nature nous donnent une réponse à la question : que devons nous faire si nous voulons être techniquement maître de la vie ? Mais elles ne peuvent solutionner celles-ci : cela a-t-il au fond un sens ? Devons nous et voulons nous être techniquement maître de la vie ? Aucun scientifique n'est en mesure de démontrer que la science possède une valeur en soi, si elle en a une c'est seulement en tant que vocation. Par exemple, on parle de la vocation du médecin : son devoir du médecin consiste dans l'obligation de conserver la vie et de diminuer autant que possible la souffrance. Grâce aux moyens dont il dispose il maintient en vie le moribond, même si celui-ci l'implore de mettre fin à ses jours. Mais jamais la médecine ne se pose la question de savoir si la vie mérite d'être vécue et dans quelles conditions. C'est la même chose pour l'art et le droit.
La vocation du professeur est une « œuvre morale » qui doit permettre à l'étudiant de s'arracher du déterminisme des valeurs. Le professeur ne doit en aucune façon imposer à son auditoire une quelconque prise de position : la politique n'a pas sa place dans la salle de cour d'une université. Il s'agit d'analyser scientifiquement des structures politiques et des doctrines de partis, et non de prendre des positions pratiques. Chaque fois qu'il fait intervenir son propre jugement de valeur, il n'y a plus de compréhension intégrale des faits. Or il doit parvenir à soumettre les phénomènes aux mêmes critères d'évaluation par tous, du catholique à l'athée, et même si c'est impossible, il doit en avoir l'ambition et se faire un devoir d'être utile à l'un et à l'autre. Certes un catholique sera forcément en opposition avec le professeur en ce que la science refuse la soumission à une autorité religieuse. Mais le croyant connaîtra les deux positions. Cette science sans présuppositions exige de sa part le simple souci de reconnaître que le cours des choses doit être expliqué sans l'intervention d'aucun élément surnaturel auquel l'explication empirique refuse un caractère causal.
Le professeur doit apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, c'est-à-dire désagréables à l'opinion personnelle d'un individu. Divers ordres de valeurs s'affrontent dans le monde : par exemple une chose peut-être belle non seulement parce qu'elle n'est pas bonne mais précisément par ce en quoi elle n'est pas bonne (Les fleurs du mal de Baudelaire). On ne peut trancher scientifiquement la question de la valeur. Par exemple, un chrétien qui n'oppose pas de résistance au mal ou encore la parabole des deux joues, ne sont pas réfutables scientifiquement et pourtant il est clair que ces préceptes évangéliques font l'apologie d'une éthique qui va contre la dignité. Suivant les convictions profondes de chaque être, l'une des éthiques prendra le visage du diable, l'autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. La religion catholique se voulait la vérité une et apostolique en vue d'une morale pour tous, mais aux prises avec la réalité de la vie, elle s'est vue contrainte de consentir peu à peu à des compromis dont nous a instruit l'histoire : « Tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre conscience de ces déchirements, que l'orientation prétendue exclusive de notre vie en fonction du pathos grandiose de l'éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans ».
L'erreur de la jeunesse est d'attendre du professeur autre chose que « des analyses et des déterminations de faits », en ce cas elle cherche en lui un chef et non un professeur. Il ne faut pas oublier que la valeur d'un être humain ne dépend pas fatalement de ses qualités de chef, sans compter que les individus qui se prennent pour les chefs sont en général les moins aptes à cette fonction. En tout cas, les dispositions qui font d'un homme un savant éminent et un professeur d'université ne sont pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef de la conduite pratique.
Le problème de la vocation de la science en elle même est celui de l'apport positif de la science à la vie pratique. La science met à notre disposition des connaissances pour dominer techniquement la vie par la précision (aucune différence avec la marchande de légumes). Elle apporte des méthodes de pensées, c'est-à-dire des instruments et une discipline (ce que n'apporte pas une marchande de légumes mais elle reste un moyen de s'en procurer). Elle contribue à une œuvre de clarté, elle est un moyen d'indiquer clairement qu'en présence de tel ou tel problème de valeur qui est en jeu, les différentes positions que l'on peut pratiquement adopter. En outre, elle permet d'indiquer quelles sont les conséquences subsidiaires auxquelles il faudra consentir en vue de telle ou telle fin (problème qui concerne tout technicien lorsqu'il s'agit de choisir un moindre mal, mais avec une différence toutefois : le but est donné préalablement au technicien, alors que pour les problèmes fondamentaux de la science, le but n'est pas donné a priori). Enfin, elle doit permettre aux savants de dire (en toute conviction) que tel parti adopté dérive de telle vision dernière du monde.
Le Savant et le Politique de Max Weber

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